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Larbi Chouikha-Paysage médiatique après le 14 janvier...

Dans le paysage médiatique, pourquoi les textes juridiques post 14 janvier qui consacrent la liberté d’information et d’expression n’ont pas suscité des réformes structurelles nécessaires ?

Le constat qui saute aux yeux dans la Tunisie post 14 janvier 2011, c’est que les libertés d’expression, d’information, d’opinion (Art 31 de la Constitution), constituent indéniablement le principal acquis de la « révolution » tunisienne. Ces libertés sont réelles, perceptibles dans l’espace public, dans le paysage médiatique et notamment sur les réseaux sociaux. Mais elles sont loin d’être stabilisées institutionnellement, accompagnées d’un travail de fond de sensibilisation et de pédagogie, assimilées par tous les acteurs ; à fortiori, par les journalistes.

Dans les médias particulièrement, ces libertés se développent et se déploient allègrement dans tous les secteurs, mais elles sont précaires, soumises à plusieurs aléas et défis qui découlent à la fois du contexte général - particulièrement polarisé - qui prévaut dans le pays et surtout, de l’absence d’une volonté de réformes de la part des gouvernements successifs.

Dix ans après l’adoption des textes de lois qui règlementent et organisent les médias, tous confondus, les réformes structurelles tant attendues dans ce secteur n’ont pas abouti ou peinent à se mettre en place. Conséquences palpables de cette situation : la plupart des entreprises médiatiques sont livrées à elles-mêmes. Elles sont dépourvues de véritables garde-fous si bien qu’elles succombent aisément aux sirènes de l’audimat par le buzz et le sensationnalisme au mépris souvent des principes juridiques, professionnels, et surtout éthiques.

De plus, la question de la transparence de leurs sources de financement se pose avec d'autant plus d'acuité que le budget publicitaire dont bénéficient les médias audiovisuels ne suffit pas à couvrir les besoins de l'ensemble de ces derniers. Par conséquent, la tentation de l’argent et l’opacité qui entoure les sources de financement dans la plupart des médias et particulièrement, ceux de l’audiovisuel privé, constituent une réelle menace pour l’indépendance des médias. Parmi les raisons invoquées de cet état de déliquescence, l’absence d’une démarche pragmatique fondée à la fois sur l’émergence d’une nouvelle volonté politique de l’Etat, sur des institutions publiques fortes et crédibles et sur des entreprises de presse réellement professionnelles et indépendantes du monde politique et financier.

Pourquoi ? Au lendemain de la « Révolution », au lieu de s’engager à initier des réformes structurelles en profondeur dans le secteur des médias, les acteurs publics, tous confondus, ont préféré privilégier la règle juridique aux dépens d’une démarche pragmatique voire réflexive. Dans l’esprit des décideurs publics, la priorité sera d’abord donnée aux règles de droit dans ce secteur, censée servir par la suite de catalyseur pour impulser les réformes structurelles dans les médias afin que celles-ci correspondent aux « standards démocratiques ».

Par conséquent, dans leur entreprise d’élaboration de la règle juridique, les décideurs se devaient de s’appuyer notamment sur les expériences et les expertises étrangères puisque, à cette époque, aucun professionnel tunisien ne pouvait se targuer de bien connaitre les caractéristiques de ce que sont les « médias démocratiques ». C’est ainsi que des dispositions totalement nouvelles à la culture médiatique tunisienne ambiante ont été introduites dans les dispositifs juridiques : « médias de service public », « médias indépendants », « pluralisme/diversité », « régulation/autorégulation », « gouvernance des médias », « structures rédactionnelles autonomes de l’administration »…..,  sans que leur « assimilation » ne s’accompagne véritablement d’une appropriation de la part de tous les acteurs et professionnels et sans que cela n’entraine une rupture irréversible avec les mentalités ambiantes et les pratiques héritées de l’ancien système médiatique. De fait, le rôle de l’Etat en tant que promoteur de ces réformes a été quelque peu étouffé par le foisonnement des intérêts des acteurs privés. Et aujourd’hui encore, des acteurs, anciens et nouveaux, défient ouvertement les lois, les décisions de l’instance de régulation audiovisuelle (HAICA) et les structures étatiques, quand ils ne les ont pas déjà noyautées[1].

Que faire donc ? Une démarche réflexive de la part des décideurs publics suppose qu’il faille d’abord saisir les particularismes socio historiques qui caractérisent le monde des médias et de s’efforcer de changer les comportements et les mentalités réfractaires au changement. Dans cet ordre d’idées, il convient donc d’inverser radicalement en partant d’un autre postulat : tout processus d’élaboration d’un cadre juridique et institutionnel en vue de règlementer les médias doit nécessairement être pensé à partir d’une dynamique propre au mouvement de réformes à initier dans tous les médias et à tous les échelons : de la formation à la production journalistique en passant par la structuration d’une « entreprise de presse » de manière à ce que celle-ci soit en phase avec les réformes à insuffler.        

*Larbi Chouikha, ex-professeur de l’Institut de Presse et des Sciences de l’information - IPSI, Université La Manouba

 

[1] Larbi Chouikha, Médias, la réforme inachevée, in Le Monde Diplomatique Le défi tunisien
« Manière de voir » #160 • août-septembre 2018 https://www.mondediplomatique.fr/mav/160/CHOUIKHA/58911